be your own hero !

Je me souviens encore de son visage. Ses cheveux noirs commençaient à manquer sur son crâne sphérique, et il s'obstinait à garder cette petite moustache. Maman passait son temps à lui répéter que c'était horrible, mais il n'en faisait qu'à sa tête. Moi, je me contentais de rire de contentement. C'était la belle époque.
Je n'avais que trois ans, alors je n'ai pas versé une seule larme. Je ne comprenais pas ce qui se passait, je ne voyais pas quel était le problème : si Papa voulait partir, il avait le droit, n'est-ce pas ? Il nous aimait ; il reviendrait quand il aurait assez vu de pays. Maman me giflait, me tapait, hurlait, le visage défiguré par la tristesse et la haine de cette enfant rousse, insensible. Cette petite qui n'arrêtait pas de jouer alors que son père mourrait. Maman n'est qu'une idiote.
Maman avait beau aimer Papa, elle ne l'a jamais compris. Elle me détestait pour cela, aussi : la complicité qu'il y avait entre Papa & moi était de celle qu'elle ne connaitrait jamais. Elle refusait toujours d'entrer dans son monde fantasque, coloré et joyeux. Elle, c'était plutôt du genre rationnel.

Nevermind Maman. Papa is dead. Let's talk about me.
Ca fait tout juste seize ans j'suis née. Aujourd'hui c'est mon anniversaire ! :D La journée s'est bien passée, j'ai fait la fête, fumé des joints, bu comme un trou, et si je ne faisais pas ça depuis si longtemps, j'aurais un mal de crâne à tuer un éléphant, et je ne tiendrais pas debout. Faut croire que l'habitude immunise. J'garde que les bons côtés, moi. L'euphorie, l'oubli momentané, toussa. Oh, certes, demain j'aurais du mal à assurer en cours, mais... who cares ?
Je m'demande pourquoi j'ai commencé à écrire dans c'carnet. Et surtout, pourquoi j'ai commencé par parler de mon père ? Sûrement parce que je pense à lui tous les ans. Petit rituel post-party. Maman passe son temps à pleurer son défunt mari, alors que ça fait treize ans ! Moi, quand je pense à lui, je me souviens de nos escapades en forêt, des histoires absurdes qu'il me racontait, de nos fous-rires... C'est tout. Je me souviens de l'amour qu'il me portait.

Je me demande si Shayah est toujours avec Sis'. Ils sont vraiiment trop mignons ensemble. C'est assez fou qu'ils soient obligé de garder leur relation secrète face à la société et ses préjugés. C'est vrai quoi, Sis' est bien plus riche que Shayah, et donc, elle n'aurait pas le droit de l'aimer ? Genre l'amour dépend du fric. Quelle bande de nuls.
HAHA. Cet espèce de journal intime risque de bien refléter qui je suis. La lunatique de service, qui change d'humeur comme de ch'mise, et de sujet comme de veste. Faut croire que j'suis la même à l'écrit. J'aime bien écrire, c'est agréable. Je devrais faire ça plus souvent. Remarque, c'est dangereux aussi : si quelqu'un trouve le cahier et le lit, c'est pas sur que j'ai envie qu'il soit si aisé de savoir mes moindres secrets... Tant pis. Disons que je gratte, et j'brûlerais la feuille quand j'aurais fini.

J'en parle comme si j'avais des secrets d'états à garder. La bonne blague. J'suis tout ce qu'il y a de plus banal. Moyenne à l'école, pas très sérieuse, pleins d'potes pas tous fréquentables, une indépendance à l'échelle de celle d'une femme célibataire et heureuse de trente ans, des cheveux roux flamboyants, une bonne humeur à faire sourire un mort. L'extase, quoi. Les gens ont tendance à croire que je mène une vie parfaite. C'est peut-être pas faux, hein, mais ce qu'ils oublient, c'est que c'est à porté de main du premier chamallow grillé. Oh, ben j'y suis : je suis idiote ! Cela dit, c'est pas vraiment une nouveauté. Bref. Toujours est-il que la recette pour cette vie soi-disant parfaite, je peux vous la donner : le je-m'en-foutisme mesuré. Suffit d'envoyer balader tous leurs pseudo-principes moralistiques. Faut ensuite être assez doué pour se poser ses propres limites, s'inventer ses propres principes. C'est ce que je fais.

Mes règles sont assez simples : je fais ce qu'il faut pour m'assurer la vie que je veux.

Évidemment, c'est pas comme si c'était venu naturellement. Les gens ne voient que le bon côté de ma personnalité ; le côté que je leur montre.

Mis à part la mort de mon père l'année de mes trois ans et ma mère hystérique, incapable d'assumer son rôle auprès de ma personne, j'ai passé une enfance et une adolescence tout à fait banale dans les faits. Élève moyenne, je n'ai jamais posé plus de problèmes que ça dans les établissement où Maman m'inscrivait.
Les professeurs les plus attentifs remarquaient généralement que mes mouvements étaient ceux d'un automate, mes sourires étaient forcés, mon amitié avec les autres faussée. Lorsqu'ils convoquaient ma mère, elle leur apparaissait comme une femme respectable, mère aimante et responsable ; ils pensaient alors que la mort de mon père m'avait affectée à un point tel que rien d'autre que le temps ne pourrait me guérir.

Quand j'étais chez moi, je m'évadais dans mes rêves, écrivais des textes au motif fou, sur des gens et des endroits que seul mon père avait pu inventé avant moi. Si elle les découvrait, elle les brûlait devant moi, un sourire sadique affiché sur son visage laid. Puis elle me parlait, calmement d'abord, du fait que je n'avais aucun droit de reprendre l'héritage de mon père étant donné que j'étais une enfant sans cœur qui ne l'aimait pas puisque je n'avais jamais pleuré mon Papa. Le ton montait vite, et mes yeux vides voyaient sans que je n'en ai conscience ses mains larges s'abattre sur moi.

A mes quatorze ans, je commençai à travailler. Je le cachais à ma mère, lui faisant croire que j'étais collée à répétition par mes professeurs ou simplement sans la prévenir. Elle croyait que j'étais partie avec les petits rigolos qui me servaient de camarades de classe, et alors, immanquablement, j'avais droit à une punition. Il m'arrivait de ne pas avoir droit de manger pour une semaine. Ou, comme elle savait combien mes études étaient importantes à mes yeux, elle m'empêchait de réviser. Parfois, elle brûlait mes cours.

En quelques mois, j'avais assez pour m'installer seule dans un local insalubre - tout était mieux qu'être avec Maman. C'est là que j'ai découvert qu'il y avait autre chose après les cours et le vieil appart' fleurie où j'avais vécu jusque là. Tout le temps dehors, même pour bosser, je me faisais des amis rapidement. On m'a fait quelques crasses, mais j'ai vite appris à me défendre. Rapidement, j'ai eut une place à moi dans Central. Des amis, des rendez-vous, des amoureuses, des bagarres, ... La vie, quoi. Alors depuis, je continue. J'ai cessé de me prendre la tête - à quoi bon ? Si je fais ce qu'il faut, plus rien ne pourra jamais m'atteindre, plus rien ne pourra jamais me détruire comme Maman l'a fait. C'est fini.

Ou plutôt, ça commence.